Une magie de la chose:
l'étude du spectre chez Celia Perrin Sidarous

Revue Vie des arts #276 Incantations, automne 2024, pages 68-71.


“[...] À l’instar de la constellation benjaminienne qui a le potentiel de révéler les structures et les forces sociales ou historiques qui sous-tendent notre réalité, les objets semblent, par leur adjonction, pouvoir révéler les fantômes qu’ils renferment. Le projet archivistico-iconologique de l’artiste montréalaise Celia Perrin Sidarous converge vraisemblablement vers cette conception constellaire et filiale des choses et des formes. Ses assemblages d’images, de formes en céramique, de coquillages et de plantes rappellent, tout en la dépassant, la méthodologie d’Aby Warburg et ses explorations de la gestalt comme outil de relecture historique et historiographique. Les natures mortes créées par Perrin Sidarous interrogent, par le biais de contiguïtés, ce qu’elle nomme la « charge fantomatique des objets », c’est-à-dire leur « aura », ou encore les traces — fictives ou pas — des diverses existences qui les traversent. Ces «traces» deviennent
des liants; différentes parties d’un schème constellaire réunissant l’artiste et les réalités qui habitent ses mises en scène et ses 

juxtapositions. D’une manière similaire à Warburg, dont l’étude de la transcendance, de la persistance et de la transformation des formes produit finalement une étude de la spectralité, Celia Perrin Sidarous fait des tensions et des récits insondables la substance

même de sa pratique. Bien qu’intuitivement perceptibles, les spectres présents dans les images de l’artiste surgissent de l’interaction entre formes et matières.
L’idée selon laquelle les objets peuvent révéler des spectres dormants ou des traces invisibles de l’histoire, de la culture et de la société peut être comprise comme une sorte de pensée magique, dans la mesure où la magie permet la reconnaissance et l’interaction de forces invisibles ou de réalités cachées. La magie, comme la sémiotique, admet la polyphonie et les multiples influences qui imprègnent les choses et les contextes dans lesquels elles évoluent. En travaillant l’objet et l’archive dans le but d’en faire émerger des histoires invisibilisées, qu’elles soient individuelles ou collectives, Celia Perrin Sidarous plante en nous l’idée d’une matérialité qui se voit renouvelée par sa pratique du spectre. La production de fantômes serait, d’après Jacques Derrida, une réponse à 
« [...]une incorporation paradoxale. Une fois l’idée ou la pensée (Gedanke) détachées de leur substrat, on engendre du fantôme en leur donnant du corps. Non pas en revenant au corps vivant dont sont arrachées les idées ou les pensées, mais en incarnant ces dernières dans un autre corps artefactuel, un corps prothétique [...] ». Le fantôme serait donc une idée à laquelle a été donné un corps qui n’est pas le sien : le résultat d’une transfiguration forcée, l’adjonction d’une idée à un corps qu’il désigne comme artificiel. C’est précisément cette dynamique de production spectrale qu’exploitent les compositions de Celia Perrin Sidarous. Les installations et les photographies produites par l’artiste impliquent directement le poids de l’histoire, et rendent licites ses fantômes — une charge qui se voit décortiquée par la réunion parfois incongrue d’objets de différents statuts et de divers registres. Car une approche constellaire de la matérialité, telle que Benjamin l’entend, engage immanquablement le processus spectrogène que définit Derrida. Cette part invisible de hantise devient perceptible au travers des rencontres évocatrices d’archives orchestrées par Perrin Sidarous.

Ces archives sont finalement conjurées comme pièces à conviction, deviennent les éléments sensibles qui viennent prouver les potentialités sibyllines de toute matière. L’objet, pour Perrin Sidarous, dépend d’un système symbolique sous-jacent ; une nappe phréatique de sens qu’elle explore et topographie. En faisant suinter les récits passés hors des choses, elle participe à la visibilisation de ces traces innommables qui nous informent sur les effets réducteurs d’une institutionnalisation de la matière, de l’histoire et de la mémoire. Comme la sorcellerie, la pratique de l’artiste permet d’investir et de matérialiser des régimes qui, autrement, demeureraient invisibles. Ses assemblages induisent une lecture apotropaïque: ses installations, comme autant d’autels, pro- jettent notre rapport à l’objet au cœur d’une bien plus vaste constellation.”

Celia Perrin Sidarous, The hands that hold (Genealogies I) (2023).
Épreuve au jet d’encre sur papier de coton, 101,6 cm x 124,5 cm